Critique : « The Musgrave Ritual » (1912)

Le Tresor des Musgraves 1912

Pour bien débuter l’année 2013, quoi de mieux que la redécouverte d’un court métrage holmésien qui a récemment soufflé ses 100 bougies ? C’est en novembre 1912 qu’est sorti au cinéma The Musgrave Ritual, une production franco-britannique parue en France sous le titre Le Trésor des Musgrave. Le site Europa Film Treasures a récemment mis en ligne cette toute première adaptation filmée du Rituel des Musgrave (publié en 1893) avec Georges Tréville dans le rôle de Sherlock Holmes. Très beau cadeau de la part de Lobster Films, l’établissement parisien qui conserve la seule et unique copie survivante du film ayant servi à faire cette restauration

Petite mise en contexte

Voir ce court-métrage de nos jours constitue un petit miracle en soi. Le film fait partie d’un ensemble de huit courts-métrages réalisés en 1912, adaptés de huit nouvelles de Sherlock Holmes. Malheureusement pour les holmésiens cinéphiles, six épisodes de la série ont été perdus au fil du temps à cause des difficultés de préservation des pellicules de cette époque. Les deux épisodes survivants de la série sont ainsi The Musgrave Ritual et The Copper Beeches. Pour les curieux, ce second court-métrage est disponible en téléchargement sur le site Archive.org. Assez rares sont les films holmésiens qui ont pu être conservés avant les années 1920-1930, et la mise en ligne de l’une de ces raretés vaut vraiment le coup d’œil.

« Allez Watson, on va voir ce qu’ils ont déformé par rapport à votre récit ! »

La première question à laquelle tout holmésien veut une réponse immédiate concerne la fidélité par rapport à l’œuvre originale. A vrai dire, ce film n’est fidèle qu’aux grandes lignes du récit de Watson. On retrouve bien la base d’origine du scénario : Reginald Musgrave contacte Holmes pour qu’il retrouve son maître d’h
ôtel Brunton qui a disparu. Le détective se rend compte que Brunton a voulu retrouver un vieux trésor caché dans la propriété des Musgrave grâce aux indications d’un texte succinct et mystérieux nommé le « rituel des Musgrave ». En suivant lui-même les indications du rituel, Holmes finit par trouver à son tour la cachette qui est désormais occupée par le corps sans vie de Brunton. Le pauvre homme a été enfermé par sa complice Rachel Howells qui a emporté le trésor en se débarrassant du maître d’hôtel d’une façon un peu barbare. Voilà pour les grandes lignes en commun entre la nouvelle et son adaptation.

 

Le reste de l’intrigue varie dans des proportions plus ou moins importantes vis-à-vis du texte de départ. Bien entendu, c’est en partie le format « court-métrage » qui a obligé à faire des coupes dans le scénario et à réécrire d’autres séquences. Ainsi, adieu cher suspense : nous apprenons dès les toutes premières minutes que Rachel Howells est en possession d’un trésor volé, qu’elle cache dans la veste d’un autre membre du personnel des Musgrave lorsque Sherlock Holmes arrive pour enquêter. Rappelons que cette scène est tout à fait inédite puisque dans la nouvelle d’origine, Rachel Howells s’est enfuie depuis quelques temps lorsque l’enquête commence. Et surtout, à l’origine, Rachel Howells ne s’est pas rendue compte que le trésor des Musgrave était véritablement un trésor : elle croit avoir affaire à de la ferraille sans valeur, et c’est pour cela qu’elle jette le butin dans un lac avant de s’enfuir.

 

De même, dans cette version muette de l’histoire, Reginald Musgrave n’a jamais surpris son maître d’hôtel en train de lire le rituel familial. C’est ici Holmes qui trouve que le document est étrangement disposé dans un meuble du salon, et qui en déduit immédiatement que Brunton l’a lu avant de le replacer ainsi. Déduction très, très, très hasardeuse. Mais admettons. Soit dit en passant, le rituel lui-même a subi les contraintes du court-métrage, et a ainsi été réduit à deux questions et deux réponses, à la place de l’étrange dialogue d’origine.

 

Mais surtout, la présence de Rachel Howells dans le manoir change tout au dénouement de l’intrigue. Lorsque Holmes parvient à l’endroit de la cachette, la jeune coupable « craque » et avoue son crime avec une théâtralité bien exagérée, même pour du cinéma muet. C’est par un flash-back correspondant aux aveux de la jeune femme que le spectateur est amené à découvrir les ressorts de l’intrigue jusqu’à l’enfermement fatal de Brunton dans la cachette. Sur sa lancée, Rachel emmène Holmes et Musgrave jusqu’à l’endroit du domaine où elle a caché la malle du trésor. Musgrave récupère ainsi l’héritage familial dont il ignorait l’existence, et la pauvre jeune fille qui demande pitié se fait froidement livrer à Scotland Yard par Holmes et Musgrave. Rappelons que dans la nouvelle d’origine, Rachel n’est jamais retrouvée et vit probablement très loin de Londres sans s’être rendue compte d’être passée si près de la fortune. La fin d’origine est nettement plus indulgente envers la pauvre servante.

« Et dites-moi Watson, comment m’avez-vous trouvé dans ce petit film ? »

« Malheureusement, Holmes, je pense que mon récit mettait davantage en avant votre légendaire perspicacité ». En effet, dans cette adaptation, les capacités déductives de Holmes ne s’illustrent que dans deux séquences. La première est la « scène du document du salon », où Holmes déduit que le manuscrit du rituel a dû être consulté par Brunton – je me suis déjà exprimé sur l’aspect extrêmement hasardeux de cette déduction. La deuxième séquence est simplement la recherche de la cachette d’après les instructions du document. Voici donc les deux seules séquences qui illustrent le « génie » du détective à l’écran. Disons-le franchement : c’est du niveau d’un stagiaire de Lestrade. Surtout que Holmes est à deux doigts de passer à côté de la cachette en question qui est pourtant placée en évidence sous un grand carré d’herbe qui s’enfonce sous les pieds.

Dans la nouvelle, le génie de Holmes s’exprime lorsqu’il essaie de recoller les morceaux un à un pour comprendre comment Brunton s’est retrouvé enfermé dans le trou alors qu’aucun trésor n’y a été découvert. Ici, ce bel enchaînement de déductions est remplacé par les aveux de Rachel Howards. Malgré cette déception, il faut bien avoir à l’esprit qu’on utilise ici les codes du cinéma muet, et que montrer à l’écran de manière convaincante l’enchaînement de déductions du détective aurait été presque impossible. Certes, il fallait un peu de théâtralité et un bel aveux spectaculaire, mais l’arrestation de la jeune femme de manière aussi froide (bonjour la potence) provoque vraiment un pincement au cœur quand on voit que ce sont finalement les plus faibles qui paient de leur vie le prix de leur intrépidité, alors que le bon Musgrave bien joufflu profite de l’affaire sans avoir aucun mérite dans la découverte du trésor.

Pour terminer ce petit article, il est intéressant de se pencher sur la représentation de Sherlock Holmes dans ce témoignage des débuts du cinéma holmésien. Basil Rathbone n’étant pas encore passé par là, notre Holmes ne porte pas sa légendaire deerstalker non canonique, ni le célèbre pardessus dégueulasse à carreaux qui a malheureusement fait office pendant les décennies suivantes. On a donc ici un Holmes « nature », débarrassé des accessoires fantaisistes que le vingtième siècle lui a attribués. Même la pipe calebasse de Gillette, qui aurait pu être reprise, est absente (merci). Si le film avait été tourné aux États-Unis patrie du succès de Gillette, le risque de pipe calebasse aurait été sans doute plus élevé.

Georges Tréville correspond ainsi assez bien au détective décrit par Conan Doyle, assez grand, habillé en bon gentleman tout en étant assez relâché dans son attitude, avec enfin un visage assez maigre sans arriver aux extrêmes de Peter Cushing. On assiste par ailleurs dans les premières minutes à une scène où Holmes est en robe de chambre en compagnie de son groom, dans une situation vraiment typique de ce que reflètent les récits de Watson : un 221B chargé d’objets divers tout en gardant un style assez cosy bien british. L’un des seuls clichés holmésiens qui apparaît dans cette adaptation est l’utilisation assez compulsive de la loupe chez Musgrave. Mais cette fois, l’accessoire est bien canonique. Quoi que cet article puisse laisser penser de cette adaptation, tout holmésien cinéphile prendra plaisir à en découvrir les détails et à se faire sa propre opinion.

Xavier Bargue (LFP), 11 janvier 2013, Athènes.

[Mise à jour] : Le site Europa Film Treasures étant désormais indisponible, vous pouvez découvrir le film ici.

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